De la « misère » aux révoltes, comment comprendre l’émergence et la nature de ce que certains nommeront les « nouveaux mouvements sociaux » ?
Patrice Spadoni : – En 1993, « La Misère du monde » brossait un tableau très noir des souffrances engendrées par le nouvel ordre libéral. L’année suivante, ce seront les premières marches contre le chômage, puis en 1995 des grèves notamment cheminotes, suivies par les marches européennes de juin 1997 et le mouvement de chômeurs de l’hiver suivant. De la « misère » aux révoltes, comment comprendre l’émergence et la nature de ce que certains nommeront les « nouveaux mouvements sociaux « ?
Pierre Bourdieu – Quand on parle de « nouveaux mouvements sociaux », on se réfère à l’invention ou parfois la réinvention, de formes d’action qui sont à la fois spécifiques – elles sont centrées sur un secteur particulier : l’emploi, le logement, les sans-papiers…- et à fort contenu symbolique. L’occupation de lieux publics en est l’exemple le plus évident. Dans cette invention, la connaissance du fonctionnement du monde médiatique a, sans doute, joué un rôle décisif. Il s’agit, comme le montre Patrick Champagne dans son livre, Faire l’opinion, de créer l’événement, de dramatiser un enjeu pour focaliser le regard médiatique et, par ricochet, politique. Mais il ne faudrait pas croire que ces mouvements soient de simples artefacts, créés de toutes pièces par une petite minorité en s’appuyant sur les médias. En fait, cet usage réaliste des médias s’est combiné à un travail militant de fond qui, mené de longue date aux marges des mouvements « traditionnels » (partis, syndicats), et parfois avec la collaboration et le soutien d’une fraction (elle-même marginale et minoritaire) de ces mouvements, a trouvé dans diverses conjonctures l’occasion de devenir plus visible, ce qui en a élargi, au moins ponctuellement, la base sociale. Le fait le plus étonnant, et le plus encourageant, c’est que ces mouvements nouveaux, en partie par la seule vertu de leur exemplarité, en partie parce qu’il y a eu des inventions simultanées par-delà les frontières, comme dans le cas des luttes pour le logement, ont immédiatement revêtu une forme internationale.
P.S- Des réquisitions de logements vides organisées par des associations de mal-logés aux occupations d’édifices publics par les mouvements de chômeurs, une sorte de « conquête de la visibilité » semble s’affirmer. Elle est caractérisée par des actions d’un type nouveau, qui manient le spectaculaire et le symbolique. Entre ces entrées « par effraction » sur la scène publique et les pièges d’une logique médiatique, comment décrypter les relations complexes qui se nouent et se dénouent alternativement entre les mouvements sociaux, l’opinion publique, et les grands médias ?
P.B. – La visibilité publique, dont les médias ont la clé, est un élément essentiel, qui fait sans doute la spécificité des nouvelles formes de luttes, qui se nourrissent en effet de leurs succès publics et de la publicité qui leur est ainsi donnée, parfois à contre cœur, par les médias. Le nombre de manifestants importe désormais moins que l’écho médiatique et politique suscité par une manifestation, une action (quelle qu’elle soit, cela peut être un texte dans un journal). Mais l’un des problèmes de ces mouvements vient du fait que la visibilité médiatique est par définition partielle et souvent partiale, et surtout éphémère. Les porte-parole sont interviewés, on passe quelques reportages pathétiques, voire misérabilistes, sur la vie des chômeurs, mais les revendications des mouvements sont rarement prises au sérieux dans les débats publics, du fait, notamment, des limites de la compréhension et de la retransmission médiatique. Les formes de pensée dualistes qui dominent le champ journalistique portent à opposer, sommairement, les chômeurs, rejetés du côté de l’irrationnel et du pathos, et les experts économiques (qui ont en tête la réduction des déficits publics, le coût du travail, etc.), rangés du côté d’une Raison abstraite et rigoureuse… C’est pourquoi il est indispensable de mener, dans la durée, et indépendamment des conjonctures médiatiques, un travail militant et un effort d’élaboration théorique, et de communiquer les résultats de ce travail, en permanence, aux journalistes. Ce qui supposerait que puissent se constituer et s’organiser, au sein même du monde journalistique, des réseaux travaillant en collaboration étroite avec les nouveaux mouvements sociaux
P.S -Les gouvernements sont composés, en France comme dans la plupart des pays d’Europe, par des partis de gauche. Pourtant les inégalités continuent à se creuser, et un processus massif d’exclusion et de précarité se développe partout. Qu’elles en sont les conséquences sur le jeu et sur l’image de la démocratie républicaine et des institutions politiques ?
P.B. – La politique de flexibilisation du marché du travail, qui est présentée comme une réponse des États et des « partenaires sociaux » au taux de chômage élevé en Europe (cf. les lignes directrices du sommet de Luxembourg et, plus récemment, le PARE), a pour conséquence une forte dégradation de la qualité des emplois offerts aux chômeurs, aux jeunes, etc. Les qualifications scolaires sont dévaluées. La réduction du chômage s’accompagne d’une précarisation de masse. Ce nouveau régime économique de flexploitation n’est donc pas non plus contradictoire avec la montée des inégalités de revenus et de patrimoine mais aussi avec l’accroissement des différences dans l’accès à la culture, à l’information, et, plus généralement, pour tout ce qui constitue des ressources réelles face à la violence du système économique et social « mondialisé ». Or, vous avez raison, cette politique est aujourd’hui menée le plus souvent par des partis qui portent encore le nom de « sociaux-démocrates » ou « socialistes », même s’ils ont depuis longtemps abandonné tout idéal de justice sociale au profit de l’insertion dans le marché mondial. C’est pourquoi je continue à en appeler à l’émergence d’une « gauche de gauche », capable d’entrer résolument dans l’opposition face aux gouvernements, « pluriels » ou non.
P.S – Les gouvernements européens prétendent élaborer une « Charte des droits fondamentaux » de l’Union. Mais celle-ci semble ne pas considérer les droits sociaux comme des droits fondamentaux. Qu’en est-il de « l’Europe sociale » ? Que penser de l’Union européenne, et de sa place, dans l’imaginaire des nombreux laissés pour compte de sa construction ? Comment les plus démunis peuvent-ils se faire entendre dans le débat européen ?
P.B. – Les discours sur l »Europe sociale n’ont eu jusqu’ici qu’une traduction insignifiante dans les normes concrètes qui régissent la vie quotidienne des citoyens : travail, santé, logement, retraite, etc. Quel contraste, alors que les directives en matière de concurrence bouleversent chaque jour l’offre de biens et services et défont à grande vitesse les services publics nationaux, sans même parler de la politique menée par la Banque centrale européenne hors de tout débat démocratique ! La construction européenne est pour l’instant une destruction sociale. On peut élaborer une charte tout à fait « progressiste » et dans le même temps conjuguer austérité salariale, réduction des droits sociaux, répression des mouvements de contestation, etc. Le double discours et l’hypocrisie atteignent des proportions inouïes chez les socialistes français et leurs alliés : ils participent activement à la mise de la France aux normes inhumaines du capitalisme anglo-saxon et n’ont à la bouche que les mots « social », « solidarité », « citoyenneté »… Ils tentent de faire une sorte de « blairisme à visage humain », mais ils font à peu près la même politique de destruction sociale que celle qu’impulsent en Grande-Bretagne et en Allemagne Blair et Schröder. Les seules mesures « progressistes » qu’ils peuvent prendre, et dont ils se targuent pour mieux mystifier, leur sont arrachées par les mouvements sociaux et une base qui reste encore un peu à gauche, comme en Grande-Bretagne.
P.S – Les Marches européennes ont été l’une des tentatives les plus récentes de coordination internationale des mouvements sociaux. Vous êtes vous-même l’un des initiateurs d’un « Appel pour des États généraux du mouvement social européen » qui préconise, entre autres, « un véritable contre-pouvoir critique ». Après avoir fait le constat de la misère du monde, et avoir soutenu les cheminots en grève en 95 et les chômeurs durant l’hiver 97-98, voyez-vous dans les mouvements sociaux les germes d’une alternative ?
P.B. – Oui, bien sûr. L’alternative à la mondialisation néo-libérale ne sera pas livrée « clés en main » par les théoriciens de je ne sais quel parti d’avant-garde. Les responsables politiques sont en panne d’initiatives, mais aussi, plus encore d’analyse, de projet, de volonté. Les mouvements sociaux restent éclatés, peu cohérents, voire concurrents. Les relations entre les « nouveaux mouvements sociaux » (comme les organisations de chômeurs) et les organisations syndicales sont difficiles, chaotiques parfois. Dans ce contexte, les initiatives de rassemblement, pour si volontaristes qu’elles puissent paraître à certains (à ceux surtout qu’elles dérangent dans leurs combinaisons d’appareil), contribuent à faire émerger l’enjeu de l’unité par delà les différences de traditions, de sensibilités, d’objectifs. Les chercheurs ont ici un rôle à jouer, celui de promoteurs de l’unité des forces sociales de résistance à la mondialisation. L’appel pour des états généraux s’inscrit dans cette logique, parmi bien d’autres initiatives. Il ne vise aucunement à représenter l’ensemble du mouvement social européen, moins encore à le monopoliser, selon les plus belles traditions du « centralisme démocratique », mais il veut contribuer pratiquement à le faire exister ! Et l’immense écho qu’il a suscité dans toute l’Europe prouve qu’il a bien été compris ainsi.
Pierre Bourdieu, maintenant disparu, fut l’un des sociologues les plus remarqués de sa génération. Auteur, entre autres, de La Misère du monde et de Contre-feux, il fonda le réseau Raisons d’agir après les grèves de 1995.