Pour que le vent change de direction

A quelqu’un qui disait « il faut de tout pour faire un monde », le poète Paul Eluard avait répondu « non, il faut du bonheur et rien d’autre ». Nous avons la rage au cœur parce que nous avons le goût du bonheur !

Claire Villiers, syndicaliste, a très activement participé à la création du mouvement Agir ensemble contre le Chômage (AC !)


28 Mai 1994, 14h, je suis partagée entre angoisse et plaisir, les 250 marcheurs sont en train de gravir les marches de l’Opéra Bastille à Paris, à l’issue de cinq périples convergents, qui ont duré deux mois. Ils sont partis de Carmaux, La Seyne, Brest, Strasbourg, Lille. Des milliers de personnes les ont accueillis tout au long du parcours ; ils sont chômeurs, sans domicile, mais aussi syndicalistes, responsables d’associations. Ils ont clamé notre refus commun de la fatalité, de la misère, notre engagement à continuer. Cet instant de bonheur je voudrais l’offrir à Saïd, Daniel, Karim et les autres.

15 mars 1982, il est 9 h. Je suis à la Mission Publique de Reclassement à Poissy dans les Yvelines. Cette antenne inter institutions doit aider à « reclasser » les 1905 licenciés de l’usine Talbot, toute proche. Je regarde les camarades assis dans la salle d’attente : Saïd, Daniel, Karim, et je ne les reconnais pas! Ils sont courbés, accablés, le regard vide. Où sont ces hommes qui pendant plusieurs semaines viennent de mener un conflit d’une détermination totale contre les licenciements dans leur entreprise ? Où sont les militants qui ont dû se battre contre les nervis du syndical patronal, les « petits blancs » de la maîtrise ? Où sont mes camarades de la CFDT Talbot, ceux à qui mon syndicat, la CFDT de l’ANPE a tenté d’apporter un soutien actif? En quittant ce lieu, que pourtant nous avons revendiqué pour que tous aient des chances de retrouver un emploi ou une formation, je pleure et j’ai la rage : cette humiliation est insupportable, Je hais cette relation de quasi-pouvoir entre les agents qui travaillent dans ce lieu et ceux qu’ils vont recevoir. Au mieux, je le sais : beaucoup sont des collègues syndiqués qui ont choisi de venir là. Cette rage ne me quittera plus.

Noël 1997, à l’ouverture du journal télévisé, ce ne sont pas les charmants bambins et leurs cadeaux qui sont à l’écran, ce sont les chômeurs, les militants qui occupent des antennes ASSEDIC. Parti de Chatellerault et surtout de Marseille, relayé immédiatement à Arras dans le Pas de Calais, le mouvement s’étend : Brest, Paris, Grenoble, Lyon, Lille et bien d’autres. La population découvre que les chômeurs ne sont pas de simples statistiques de fin de mois ; ce sont des hommes et des femmes qui ont des besoins, qui en ont marre de la misère, qui ont décidé de se révolter. Ils ressemblent à tous ceux qui se battent : ils ont des pancartes, des banderoles, des mots d’ordre, des organisations : AC !, Agir ensemble contre le Chômage, ce réseau issu de la Marche de 94 est présent partout aux côtés de l’APEIS, du MNCP, de la CGT Chômeurs et de bien d’autres associations ou groupements. Ils se feront évacuer au petit matin par les CRS ! La ministre de l’Emploi se tait et part en vacances, la présidente du régime d’assurance-chômage, par ailleurs secrétaire générale de la deuxième confédération syndicale du pays (la CFDT) parle de manipulation de la misère par quelques extrémistes. Début Janvier le Premier Ministre est plus « raisonnable » et reçoit les représentants des principales associations. Nous ne gagnerons pas pour autant, le gouvernement a bien trop peur qu’en donnant satisfaction aux chômeurs (1500 F d’augmentation immédiate et l’engagement d’aller vers le SMIC qui est le salaire minimum dans les entreprises) plus personne ne veuille aller travailler pour un salaire de misère ! Dans ce mouvement qui va durer jusqu’en mars, ce sont des milliers de chômeurs, de précaires, mais aussi de salariés qui vont agir, tenir des assemblées générales quotidiennes, occuper les chambres patronales, les locaux des partis politiques. Quelques semaines plus tard, on verra en Belgique, en Allemagne des manifestations de chômeurs aux cris de « Comme en France ! »

A la fin de la manifestation du 28 mai 1994, emportés par ce premier pas, nous avions dit : la prochaine manifestation sera européenne. Chose promise, chose due : c’est de cela que rend compte ce petit livre.

N’en déplaise aux puissants de ce monde, nous sommes des millions maintenant à souffler pour que le vent change de direction : d’Amsterdam à Seattle, des paysans sans terre du Brésil aux syndicalistes coréens, nous nous sommes remis en marche. En marche parce que nous n’acceptons pas la soit disant fatalité du CAC 40. Nous agissons, nous luttons parce que nous refusons la désespérance ; nous avons déclaré la misère, la précarité, les exclusions hors la loi. Mais nous ne marchons pas que « contre ». Nous marchons pour une démocratie renouvelée, pour le partage de toutes les richesses, pour que les choix sociaux, économique et politiques soient faits pour les populations et non contre elles. Nous sommes de cultures, d’histoires différentes, et pourtant nous savons que ce qui nous rassemble et nous fait agir est bien plus fort que toutes nos différences.

A quelqu’un qui disait « il faut de tout pour faire un monde », le poète Paul Eluard avait répondu « non, il faut du bonheur et rien d’autre ». Nous avons la rage au cœur parce que nous avons le goût du bonheur !

Claire Villiers, Le 13 septembre 2000

Claire Villiers, syndicaliste, a très activement participé à la création du mouvement Agir ensemble contre le Chômage (AC!)