Chemins d’Utopie

« Me voilà dans la rue

Sans tambour ni trompette

Ce n’est que le début

D’une grande tempête. (…) »

Nannie, chômeuse, marcheuse, collectif AC! d’Albi


Mars 1997. Alors que se préparaient les «Marches Européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions» qui pendant plus de deux mois allaient sillonner les routes, passer des mers, depuis Tanger, les confins de la Finlande ou Tuzla en Bosnie, pour converger dans les rues d’Amsterdam, naquit un projet un peu fou. Sachant que la mémoire des luttes sociales était un aspect trop souvent négligé, conscients que l’autonomie d’un mouvement passe aussi et surtout par la maîtrise de son image par ceux qui en sont les acteurs, nous décidâmes à quelques-uns, chômeurs, précaires, intermittents, pigistes ou autres galériens du spectacle, militants ou non, de créer et d’animer le projet Canal-Marches. Les objectifs étaient clairs : favoriser la prise de parole et l’expression de ceux que l’ordre social voudrait exclure, chômeurs et autres «oubliés de l’Europe», en dehors de toute manipulation ou complaisance médiatique. Collecter, archiver, diffuser des documents vidéos, photographiques ou témoignages concernant les initiatives des Marches Européennes ou de tout autre mouvement qui y serait lié. Valoriser la créativité individuelle et collective des actrices et des acteurs des mouvements sociaux. Le projet était ambitieux, et on ne manqua pas de nous le faire sentir. Quand nous décidâmes d’équiper de caméras plusieurs groupes de marcheurs vidéastes et de les laisser partir sur les différentes routes d’Europe pour y réaliser, en toute liberté, leurs « Carnets de route », alors que la plupart d’entre eux n’avait jamais tenu une caméra, on nous traita de fous. Et pourtant, dès les premiers départs, des images arrivèrent, fortes, sensibles, parfois maladroites, toujours essentielles. Coups de colère, témoignages bruts, instantanés de vie, fragments de luttes quotidiennes, happés au rythme de la marche, des espoirs et des fatigues, au gré des rencontres et des actions. Toutes ces images traçaient une véritable « carte » de l’Europe des laissés pour compte et des précaires, dressaient un inventaire des résistances et des combats de tous ceux qui refusent l’Europe qu’on leur prépare. Chômeurs, jeunes sans revenu, travailleurs précaires, sans papiers, syndicalistes, retraités, membres des associations de différents pays exprimaient directement le pourquoi de leur colère, les raisons de leur indignation, ainsi que leurs revendications et leurs espoirs.

Bientôt les convergences entre les différentes luttes, au-delà des différences nationales ou sectorielles, se firent évidentes. De la lutte contre les agences de travail intérimaire en Espagne au refus du nouveau système d’allocations chômage en Angleterre, des réquisitions d’immeubles vides aux opérations de «transport gratuit» pour les chômeurs, du combat des dockers en grève dans le port de Liverpool à celui des ouvriers de l’usine Renault à Villevoorde, en passant par la grève des employés de l’entreprise Magnet à Darlington, toutes ces résistances renvoyaient le même écho : celui de précaires en lutte contre un capitalisme de plus en plus cynique et sauvage, montrant que c’étaient des plus faibles, des plus désespérés que devait venir un nouvel élan.

Les « marcheurs vidéastes « , Jacques Belin, André Demartini, Jean Marie Honoret, Cristel Rancé, Maurice Serfaty, Farid Zéroulou, Cyril Tréhard, Michel Ruzafa, Patricia Seguin, captèrent kilomètre après kilomètre ce qui fut peut être l’essence de toutes ces luttes – bien avant les enjeux des appareils ou des organisations – l’expression d’individus affirmant leur dignité, et leur découverte des révoltes collectives. Heure après heure ils partagèrent fatigue, joies, doutes, avec tous les autres marcheurs. Le documentariste américain Robert Kramer, séduit par l’aventure, leur emboîta le pas et fit route, lui aussi, au milieu des marcheurs anglais partis de Jarrow comme l’avaient en 1930 les  » marcheurs de la faim « . A plusieurs centaines de kilomètres de là, une équipe de Canal-Marches montait « à chaud » ces images en un magazine vidéo. Quatre numéros furent ainsi envoyés aux marcheurs et aux collectifs d’accueil des villes étapes. Avec Peggy Hartmann, Vincent Goulet, Samuel Poulain, Gérard Vidal, Bertrand Paumard, nous attendions impatiemment ces images… quand nous n’allions pas, dès que nous le pouvions, joindre nos pas à ceux des marcheurs, caméra au poing. Ces témoignages donnaient des nouvelles du monde, celui où -au rythme de la marche- s’inventait une autre vie. Et les éclats que nous amassions au fil des jours nous donnaient à penser que quelque chose se jouait vraiment là. La violence avec laquelle nombre d’actions furent réprimées, la présence des vigiles et des policiers à différentes étapes de la route, furent là aussi pour le confirmer.

Juin 1997. Après l’arrivée à Amsterdam au bout de deux mois de route, l’enthousiasme de la rencontre et la fièvre de la marche risquaient bien de tomber… Mais l’hiver 97-98 vit l’un des plus formidables soulèvements de chômeurs, et nombre de marcheurs d’Amsterdam en furent les animateurs. Au printemps 98, l’Allemagne était à son tour gagnée par la révolte. Les Marches européennes se constituaient en réseau. En 1999 elles organisaient une grande marche internationale de Bruxelles à Cologne. En attendant l’occupation de Nice, en décembre 2000. De la Grèce au Japon, le mouvement des marches s’étend, tandis que les grands rassemblements « antimondialisation » deviennent autant d’étapes d’un mouvement sans doute hétérogène, peut-être confus, mais qui à chaque fois est le lieu d’invention de nouvelles pratiques sociales, l’expérience pour certains d’une véritable démocratie directe, celle qui se forge dans la lutte quotidienne, dans l’échange et les confrontations.

Au cours des marches et des actions, nous avons rencontré d’autres marcheurs, et d’autres révoltés, qui eux aussi témoignent, Carole Faure, Russ Spring, Corinne Barella, Charles Piaget, Claire Villiers, et tant d’autres. Ce sont leurs voix, ce sont tous ces instants, ces fragments, ces morceaux bruts, ces portraits «taillés à vif», ces rencontres que nous voulons livrer ici, comme ça, comme au détour de la route, pour que peut-être, par ce livre aussi, les idées continuent à avancer, et ébranlent un jour tout ce avec quoi on fabrique nos prisons.

Nous ne pouvons retracer ici toute l’histoire, tous les enjeux des Marches Européennes, ni apporter un «éclairage» savant sur les mouvements des chômeurs et des précaires. Ce petit livre se voudrait simplement un recueil de témoignages subjectifs, spontanés, et un hommage à la créativité des acteurs des mouvements sociaux. Nous avons recueilli en grand nombre poèmes et photos, dessins et collages, pièces de théâtre, carnets de route écrits ou filmés. En voici quelques fragments, quelques éclats, mêlés à quelques reflets d’une pensée multiple. Voici quelques traces d’espoir et d’utopie, recueillies le long des sentiers de la colère…

Bertrand Schmitt, Patrice Spadoni